8

 

 

Sur le pont de la Fureur de l’aigle, Joach étudiait le terrain en contrebas. Le soleil cognait impitoyablement, et nulle part on ne pouvait échapper à la chaleur. Comme le lui avaient appris les marins el’phes, Joach portait un foulard plié sur sa tête pour se protéger le visage et le cou. Planté au milieu du navire aérien, il regardait par-dessus le bastingage.

Le paysage que survolait la Fureur de l’aigle n’était qu’une étendue désolée de sable et de roche. Des canyons profonds et des mesas recuites par le soleil s’entrecroisaient sous la quille du puissant vaisseau el’phique. Cette région connue sous le nom de « Collines Effritées » marquait la transition entre l’extrémité sud des Dents et les dunes sans fin du Désert de Sable. Peu de gens vivaient parmi ses escarpements et ses falaises à demi éboulées. La nuit, parfois, on apercevait les feux d’un campement – en général, une caravane de marchands de soie qui ne faisait que passer. Les seuls véritables autochtones étaient les géants au front proéminent qui arpentaient ces collines ; le jour, ils se tapissaient au fond de leurs cavernes, à l’abri du soleil, et ne sortaient chasser qu’au crépuscule.

Derrière lui, Joach entendit un gloussement ravi. Il pivota. Sous l’ombre des voiles, la tueuse Kesla jouait avec une fillette. Toutes deux étaient à genoux, penchées au-dessus d’un tas de bâtonnets qu’elles prélevaient un à un en s’efforçant de ne pas déranger les autres.

Le nez de Kesla touchait presque la pile. Ses doigts saisirent un bâtonnet et lui imprimèrent une infime secousse pour le dégager. Soudain, sa main trembla, et toute la pile s’écroula.

Face à Kesla, l’enfant battit des mains avec délice et éclata de rire.

— J’ai gagné, j’ai gagné !

Kesla se redressa.

— Tu es beaucoup trop douée pour moi, petite fleur.

La fillette se redressa et se jeta à son cou. Kesla lui rendit son étreinte et se releva souplement en la portant dans ses bras. En pivotant, elle vit que Joach l’observait. Son sourire se figea sur ses lèvres.

Elle serra une dernière fois l’enfant contre elle, puis la posa sur le pont et lui tapota le dos.

— Sheeshon, pourquoi tu n’irais pas trouver Hunt ? Dis-lui de te trouver une friandise pour te récompenser d’avoir gagné.

La fillette acquiesça vigoureusement et s’enfuit à toutes jambes, ses longs cheveux noirs flottant derrière elle tel un étendard.

Les sourcils froncés, Joach la regarda disparaître par l’écoutille située à la poupe. Même si elle était née parmi les Dre’rendi, Sheeshon possédait les caractéristiques physiques d’une mer’ai : doigts et orteils palmés, paupières internes opaques. Joach était toujours mal à l’aise qu’une enfant aussi jeune les accompagne dans cette quête périlleuse. Mais elle était inséparable de Hunt, le fils du haut maître de quille. Apparemment, tous deux partageaient un lien étrange fait de magie et de vieux serments.

— C’est ma protégée, avait déclaré Hunt sur un ton ferme en montant à bord. J’ai juré à son grand-père de veiller sur elle.

Kesla s’agenouilla et entreprit de ramasser les bâtonnets.

Joach s’approcha d’elle. Ils faisaient route vers le Mur du Sud depuis près d’un quart de lune, et c’était à peine s’il lui avait adressé deux mots depuis leur départ. La jeune fille leva les yeux vers lui. Ses iris violets étincelèrent dans la lumière du jour, transperçant le cœur de Joach.

Le jeune homme déglutit et se détourna. Il avait encore du mal à faire l’amalgame entre cette tueuse professionnelle et la fille de cuisine dénommée Marta. Comme son cœur s’était laissé berner facilement…

Kesla se racla la gorge.

— Tu ne veux pas essayer ? C’est plus difficile qu’il n’y paraît.

— Je n’ai pas de temps à perdre avec des jeux, répliqua froidement Joach.

Mais ses jambes refusèrent de bouger.

— C’est vrai que tu avais l’air très occupé à admirer le paysage, railla Kesla. Et puis, ce n’est pas un simple jeu. C’est un des exercices que la guilde utilise pour développer la dextérité de ses apprentis.

Joach se rembrunit.

— Autrement dit, un jeu d’assassins. Je ne veux même pas en entendre parler.

— Pourquoi ? Tu as peur que je gagne ? le taquina Kesla.

En se tournant vers elle, Joach vit qu’elle le regardait, un sourcil levé. Il hésita et sentit son cou s’empourprer. Brusquement, il se plaça de l’autre côté de la pile de bâtonnets et se laissa tomber à genoux.

— Jette les !

Kesla ramassa les derniers morceaux de bois, les tint à deux mains et les tapota sur le pont pour les remettre droits, puis elle les lâcha d’un geste vif.

— Il faut choisir soigneusement, conseilla-t-elle à Joach. Tu dois en dégager un sans faire bouger les autres.

— Je sais comment ça se joue.

— Donc, tu nous espionnais.

Joach leva les yeux. La jeune fille pencha la tête sur le côté. Une tresse de cheveux dorée pendait sur une de ses épaules.

— Ce n’est pas bien sorcier, répliqua sèchement Joach.

— Parfois, les jeux les plus simples sont aussi les plus compliqués. Vas-y, commence.

Joach choisit un bâtonnet sur le dessus de la pile – un qu’il pensait pouvoir retirer sans déranger ceux du dessous. Parce qu’il lui manquait deux doigts à la main droite, il avança la gauche, vit qu’elle tremblait et la retira en serrant le poing. Il prit une profonde inspiration et l’avança de nouveau en se concentrant. Cette fois, il réussit à pincer le bâtonnet entre pouce et index et à le retirer proprement. Il se redressa.

— Et voilà !

— Très bien, chuchota Kesla.

Et elle se pencha à son tour vers la pile, qu’elle étudia les yeux plissés – de la droite, de la gauche, d’en haut et d’en bas. Enfin, elle choisit un des bâtonnets du dessous : un mouvement très risqué, puisque tous les autres reposaient dessus. Ses doigts remuèrent presque trop vite pour que l’œil de Joach puisse les suivre. L’instant d’après, le bâtonnet apparut dans sa main.

— Voilà, dit-elle en le posant près de son genou nu.

Joach étudia la pile. Comment a-t-elle fait ? Il saisit un autre bâtonnet sur le dessus et l’ôta sans déranger les autres. Kesla approuva du chef et, à son tour, retira un bâtonnet du milieu de la pile.

Six tours plus tard, de la sueur perlait au front de Joach et ses paumes étaient moites. Il se contentait d’enlever des bâtonnets sur le dessus tandis que son adversaire les prenait systématiquement dans la moitié inférieure de la pile. Les gestes de Kesla étaient rapides comme l’éclair et pleins d’assurance. Joach savait qu’elle le surpassait et qu’elle avait laissé Sheeshon remporter les parties précédentes.

Il tendit de nouveau une main tremblante. Il sentait le regard de Kesla le transpercer, entendait son souffle et respirait son odeur. Un parfum plaisant – de la lavande. Distrait, il leva les yeux vers elle.

Kesla désigna la pile du menton.

— À toi.

Joach se mordit la lèvre inférieure et se pencha en avant, le front plissé par la concentration. Il tendit la main vers un bâtonnet posé sur le dessus – une cible facile.

Face à lui, Kesla émit un bruit de gorge désapprobateur, comme pour le mettre en garde. Joach fronça les sourcils. Il ne se laisserait pas manipuler.

Ses doigts cessèrent de trembler. Il saisit le bâtonnet de son choix et le retira sans faire bouger les autres.

— Voilà ! s’exclama-t-il en le brandissant fièrement. À t…

Du doigt, Kesla montra la pile. Celle-ci oscilla et s’effondra brusquement sur elle-même.

Choqué, Joach examina les bâtonnets épars.

— Comment… ? balbutia-t-il, soupçonnant quelque entourloupe.

— Parfois, un mur est juste aussi solide que le toit qu’il soutient, répondit simplement Kesla.

Joach en resta bouche bée. La jeune fille était non seulement plus adroite, mais aussi plus maligne que lui. Elle avait astucieusement sapé les fondations de la pile de telle sorte qu’en diminuant la pression à son sommet, Joach finisse par compromettre l’équilibre de la structure et provoquer son effondrement.

— Le perdant ramasse, dit Kesla en se relevant et en se dirigeant vers le bastingage.

Joach la regarda s’éloigner : sa silhouette mince, la courbe de sa poitrine, le renflement de ses hanches, la façon dont le vent jouait avec les cheveux échappés de sa tresse… Soudain, il se réjouit de devoir ramasser les bâtonnets. Il n’était pas prêt à se lever – pas avec un pantalon aussi moulant.

Il se concentra sur sa tâche, procédant avec lenteur, tentant de retrouver la colère que lui inspirait Kesla quelques minutes plus tôt. En vain.

Lorsqu’il eut terminé, il se composa une expression neutre et se mit debout. Peut-être était-il temps qu’ils parlent, qu’ils parlent vraiment.

Comme il rejoignait Kesla près du bastingage, la jeune fille tendit un doigt.

— Le dragon revient.

Joach scruta le ciel. Tout d’abord, il ne vit rien. Puis une silhouette noire jaillit de la lumière aveuglante du soleil et piqua vers eux. C’étaient Sy-wen et Ragnar’k.

À l’aube, la mer’ai et son dragon étaient partis en reconnaissance alors que la Fureur de l’Aigle approchait de la lisière ouest des Collines Effritées. On ne les attendait pas avant le crépuscule.

Sous les yeux de Joach, Ragnar’k fit une brusque embardée et dégringola vers le paysage tourmenté. Le jeune homme hoqueta et agrippa le bastingage. Puis les ailes du dragon se déployèrent pour attraper un courant ascendant. Sa dégringolade se changea en une longue courbe qui lui fit reprendre de l’altitude et fuser vers le navire aérien.

— Quelque chose cloche, dit Joach. Va chercher Hunt et Richald !

Il jeta un coup d’œil sur le côté, mais Kesla avait disparu. En se retournant, il la vit s’engouffrer par une écoutille ouverte. Un appel à l’aide résonnait déjà dans les entrailles du navire.

Joach reporta son attention sur le ciel. Quel pouvait bien être le problème ?

 

Sy-wen s’accrocha au cou du puissant dragon, les pieds bien calés dans les replis de peau à la base du cou de Ragnar’k.

— Tu peux le faire, l’encouragea-t-elle. Nous ne sommes plus très loin.

Le chuchotement mental qui lui répondit ne ressemblait guère à l’habituelle voix claironnante de sa monture :

— N’aie crainte, ma Liée. Mon cœur est aussi fort que le ciel et la mer réunis.

— Je sais, ô mon robuste protecteur. (Sy-wen fit courir une main aux doigts palmés sur les écailles de Ragnar’k.) Je n’en ai jamais douté.

Un grondement de fierté fit vibrer le long cou du dragon. Battant de ses ailes noires, il lutta pour reprendre de l’altitude. À l’est, la Fureur de l’Aigle volait encore plus haut. L’ascension s’annonçait difficile.

Sy-wen tenta de se redresser sur l’échine de sa monture, mais à travers leur lien mental, elle éprouvait la douleur de Ragnar’k. Un feu fantôme brûlait la peau de son ventre et de ses jambes. Elle réprima un cri. Et ça devait être bien pire pour Ragnar’k. L’attaque avait rôti tout le dessous de son corps, calcinant ses écailles et couvrant sa chair de cloques.

— Liée ?

— Je vais bien, Ragnar’k, haleta Sy-wen, les dents serrées. Il faut que tu attrapes un autre courant ascendant pour rejoindre notre perchoir.

— J’essaie.

Les muscles du dragon roulèrent sous sa peau et se tendirent alors qu’il mobilisait toute sa vigueur restante.

Sy-wen se pencha de nouveau le long de son cou. Une douleur atroce embrasa ses bras tandis que Ragnar’k battait désespérément des ailes. Des larmes dégoulinèrent sur ses joues.

— Plus haut, mon tendre ami…

Levant la tête, elle vit un miracle. Le vaisseau aérien profilé plongeait vers eux, décrivant une courbe gracieuse pour les intercepter. Ses occupants les avaient repérés et ils avaient deviné leur détresse.

— La Fureur de l’Aigle arrive. Il faut tenir encore un peu.

— Pour toi, je tiendrais toute l’éternité.

Derrière les pensées de l’énorme créature, Sy-wen percevait la présence de Kast. Le Sanguinaire et elle n’avaient pas été séparés de la sorte depuis les épreuves de la guerre des Îles. Elle pressa une paume sur le flanc écailleux de Ragnar’k et, fermant les yeux, envoya son amour aux deux cœurs enfouis là-dedans – celui du dragon et celui de l’homme.

Ragnar’k s’agita sous elle. Les paupières toujours closes, Sy-wen sentit que le navire approchait et que sa monture s’apprêtait à se poser sur le pont. Elle s’accrocha à son cou tandis que le dragon repliait ses ailes.

— Sois prudent, chuchota-t-elle.

Elle n’avait pas besoin de s’inquiéter. Ragnar’k effectua un atterrissage impeccable.

En rouvrant les yeux, Sy-wen vit Richald, le capitaine de la Fureur de l’Aigle, escalader l’échelle du pont intermédiaire. Comme elle levait un bras pour le saluer, son dragon s’effondra sous elle.

— Ragnar’k !

— Fatigué… Je dois dormir maintenant.

Sy-wen se laissa glisser à terre, gardant une main en contact avec les écailles de sa monture pour ne pas rompre le sort. La poitrine de Ragnar’k se soulevait et s’abaissait violemment ; sa respiration laborieuse faisait frémir ses larges narines. Sy-wen glissa sur le pont humide, baissa les yeux et prit conscience qu’elle avait marché dans du sang – le sang de Ragnar’k.

— Oh, non… (Elle se tourna vivement vers le capitaine du navire el’phique.) Il me faut du sang de dragon, tout de suite !

Richald acquiesça. La mèche cuivrée dans sa chevelure d’argent brillait ainsi qu’une traînée de feu.

— Ça arrive.

Il tendit un doigt vers l’échelle dont Hunt grimpait les barreaux, un gros tonneau en équilibre sur l’épaule.

— Faites vite ! le pressa Sy-wen.

Elle sentait son propre souffle s’étrangler dans sa gorge, mais ce n’était qu’une conséquence de son lien mental avec Ragnar’k.

Richald se dirigea rapidement vers le Sanguinaire pour le soulager de son fardeau. Puis il se précipita vers le museau du dragon.

Sy-wen le rejoignit en faisant courir sa main le long du flanc de Ragnar’k.

— Bois, mon doux géant, le pressa-t-elle.

Richald luttait avec le couvercle du tonneau, le visage rougi par l’effort. Hunt apparut, une hache à la main. Il fendit le couvercle d’un coup puissant et arracha les planches brisées avec ses doigts.

— Comment va-t-il ? demanda une voix derrière Sy-wen.

C’était Joach. Flanqué par la jeune fille prénommée Kesla, il se dirigea vers le dragon blessé.

Sy-wen écarta sa question d’un geste et appuya son front sur le cou de Ragnar’k.

— Tu sens l’odeur du sang ? Bois, l’implora-t-elle.

Près de son coude, une narine caverneuse frémit. Les muscles du dragon remuèrent sous ses écailles, mais il n’avait plus la force de lever la tête. Sy-wen se pencha et tenta de glisser une épaule sous son cou pour faire levier.

— Ai… aidez-moi !

Richald, Joach et Kesla empoignèrent le museau du dragon afin de le soulever. Hunt rapprocha le tonneau. Une longue langue reptilienne darda hors de la gueule de Ragnar’k pour goûter le liquide épais. Des deux côtés de la tête du dragon, les jambes de ses aides menaçaient de flancher. Sa langue jaillit de nouveau et prit une grande lampée de sang.

— C’est bon, commenta faiblement Ragnar’k.

— Continue à boire.

— Je crois qu’il va déjà mieux, dit Joach qui se tenait à côté de Sy-wen.

Le cou du dragon se tendit, et son museau plongea dans le tonneau au couvercle défoncé. Il y eut des claquements de langue et des bruits de déglutition. Bientôt, Ragnar’k retrouva la force de tenir sa tête seul. Richald, Joach et Kesla purent reculer tandis qu’il lapait avidement le sang de ses congénères et que ses plaies horribles guérissaient.

Une fois le tonneau vide, Ragnar’k le projeta par-dessus bord d’un coup de museau et claironna sa satisfaction.

Sy-wen lui passa ses bras autour du cou.

— À présent, tu peux te reposer.

— J’ai un grand… grand cœur.

— Aussi grand que le ciel et la mer réunis, acquiesça-t-elle.

Une douce sensation de fierté et de contentement la submergea, émanant du dragon ; on aurait cru le ronronnement d’un chaton lové sur les genoux de son maître.

— Dors maintenant, dit Sy-wen d’une voix douce.

Et elle s’écarta de lui.

À l’instant où ses doigts se détachèrent du dragon, la transformation s’inversa. Il y eut un tourbillon d’écailles, d’os et de griffes qui fit claquer les voiles toutes proches du navire. Puis ce tourbillon s’effondra sur lui-même, révélant la robuste silhouette d’un homme nu qui gisait à plat ventre sur le pont.

— Kast ? appela Sy-wen sur un ton hésitant.

Elle craignait toujours que la métamorphose ne lui restitue pas son bien-aimé.

Le grand Sanguinaire grogna et roula sur le dos. Son ventre et ses cuisses étaient écarlates, à vif et couverts de cloques. Plaquant une main sur sa bouche, Sy-wen se laissa tomber à genoux près de lui. Mais alors qu’elle tendait une main tremblante, le sang de dragon continua à exercer sa magie réparatrice. Les cloques jaunâtres se résorbèrent ; la peau rougie redevint rose, puis blanche. Les poils roussis sur la large poitrine recommencèrent à dessiner leurs motifs familiers. Comme il battait des paupières, Sy-wen lui toucha la joue.

— On a réussi ? demanda Kast d’une voix pâteuse.

La mer’ai acquiesça.

— On est de retour à bord de la Fureur de l’Aigle. Tu sais ce qui s’est passé ?

Kast hocha la tête.

— Plus je me transforme en Ragnar’k, plus ses souvenirs se fondent aux miens.

Il lutta pour s’asseoir mais frémit de douleur.

Joach ôta sa cape et la drapa sur les épaules de Kast. Puis Sy-wen et lui aidèrent le Sanguinaire à se relever.

— Il a besoin de repos, dit Joach. Conduisons-le dans votre cabine.

— Non, contra Kast, dont les forces revenaient rapidement. (Il passa une main sur sa poitrine.) Nous devons nous préparer.

— Je peux leur raconter ce que nous avons vu, argua Sy-wen. Va te reposer.

Kast lutta pour se dégager.

— Je vais bien.

Il fit un pas, trébucha et bascula en avant. Joach le rattrapa et l’aida à se redresser. Kast poussa un grognement.

— Peut-être une petite sieste, concéda-t-il.

Ses compagnons l’escortèrent jusqu’à sa cabine sur le pont inférieur, puis se rendirent dans la cambuse pour discuter de l’expédition que Sy-wen et le dragon venaient de vivre. Pendant qu’ils prenaient place autour d’une longue table de bois, le cuisinier du bord leur prépara un plateau de fruits et de fromage, ainsi qu’un broc de bière coupée d’eau.

— Que s’est-il passé ? interrogea Hunt.

Sy-wen grignota le bord d’un biscuit sec.

— Nous avons tourné le dos au soleil et volé tout droit, en suivant le lit d’un fleuve asséché. À environ quarante lieues d’ici, nous avons aperçu un vaste lac qui s’étendait vers le nord et le sud, et nous sommes descendus pour l’examiner de plus près. Nous pensions que ce serait un endroit idéal pour reconstituer nos réserves d’eau avant d’entreprendre la traversée du désert. Mais, en approchant, nous avons vu que ce n’était pas de l’eau qui reflétait le soleil d’une manière aussi séduisante : c’était un champ de fleurs aux pétales bleu argenté.

Kesla hoqueta.

— Du narcilierre ! Mais il ne pousse pas dans les collines, seulement au cœur du désert, près du Mur du Sud.

— Tu as déjà vu ces fleurs ?

La jeune fille secoua la tête.

— Non. Seuls quelques guerriers, ceux qui chassent dans les profondeurs sauvages de la Lisière Ravagée, les ont observées et ont vécu assez longtemps pour en parler.

— De quelle sorte de plante s’agit-il ? demanda Hunt.

Kesla hésita.

— Certains prétendent qu’elle est née du sang des goules qui hantaient jadis les ruines de Tular. Comme je vous l’ai déjà dit, ce lierre ne pousse habituellement que parmi les falaises de grès du Mur du Sud. Dépourvu de racines, il est capable de ramper pour traquer ses proies. Ceux qui s’approchent trop du Mur du Sud doivent s’en méfier. Seule, une de ses fleurs est inoffensive, mais en s’étirant dans le sable ou en se drapant sur le flanc des falaises, les tiges en produisent des centaines, voire des milliers. Chacune d’elles est grande comme la paume et capable de collecter la chaleur du soleil dans ses pétales réfléchissants pour la renvoyer vers un ennemi. Ainsi, de grandes quantités de fleurs peuvent générer un rayonnement susceptible de réduire un homme à l’état de squelette calciné en quelques battements de cœur. (Bouche bée, la jeune fille dévisagea Sy-wen.) Vous avez eu de la chance d’en réchapper.

— Nous avons bien failli y rester. Mais les écailles de Ragnar’k sont aussi dures que de la pierre. Il m’a protégée et a encaissé le plus gros de l’attaque avec son ventre, expliqua la mer’ai.

— Alors, que faisons-nous ? S’enquit Richald. Je ne peux pas survoler ce piège végétal avec la Fureur de l’Aigle.

— Il va falloir le contourner, déclara Kesla. Ça nous retardera, mais ça vaut mieux que de se faire incinérer !

— Nous sommes déjà pressés par le temps, marmonna Joach en se tournant vers la jeune fille. Combien de jours avant que les démons de Tular exigent leur prochain tribut d’enfants ?

Kesla se rembrunit.

— Une demi-lune.

— Donc, tout délai pourrait provoquer des morts supplémentaires. Et si nous survolions le champ de lierre après le coucher du soleil ? suggéra Joach.

— Ça ne nous aidera pas. Au crépuscule, les fleurs se ferment pour emprisonner la chaleur de la journée – et elles s’en servent pour chasser leurs proies la nuit. J’ai déjà vu leur lumière de loin, de petits éclairs le long du Mur quand elles attaquaient des souris et des lézards. L’obscurité ne nous protégera pas contre le narcilierre, affirma Kesla.

Silence.

— Dans ce cas, nous trouverons un autre moyen de gagner Alcazar, dit enfin Richald.

Sy-wen soupira.

— Ça nous fera faire un très long détour. Même Ragnar’k ne voyait pas la fin de ce champ. C’est une barrière infranchissable qui semble s’étendre à l’infini. (En quête d’une autre solution, elle reporta son attention sur Kesla.) Cette plante doit bien avoir une faiblesse. Quand elle attaque la nuit, la chaleur est-elle aussi intense que de jour ?

— Je… je n’en suis pas sûre. Mais j’ai entendu dire que lorsqu’une fleur a dépensé son énergie, elle ne peut pas la renouveler avant le lendemain.

Sy-wen se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Elle réfléchissait.

— Donc, elle ne peut projeter qu’une volée brûlante ; ensuite, elle devient inoffensive.

Kesla acquiesça.

— Du moins, d’après ce qu’on raconte. Mais j’ignore si c’est vrai ou non. Nous ne savons pas grand-chose sur le narcilierre.

Hunt se leva.

— En résumé, soit nous rallongeons notre voyage de plusieurs jours en contournant ce champ, soit nous prenons le risque de le survoler de nuit.

Richald fronça les sourcils.

— Je ne mettrai pas mon vaisseau en danger.

Sy-wen regarda fixement le seigneur el’phe.

— Vous n’en aurez peut-être pas besoin.

 

Au coucher du soleil, Greshym émergea tant bien que mal du dernier canyon. Il s’avança sur le sable nu, enveloppé de la tête aux pieds dans des flots de lin et de coton rugueux.

Tandis que l’obscurité se répandait et que les étoiles faisaient leur apparition, ce fut tout juste s’il remarqua la baisse de température ou de lumière : il avait lancé un sort pour affûter sa vue et maintenir une bulle de fraîcheur autour de son corps. Sa main gauche était crispée sur son bâton de bois pétrifié. La magie emprisonnée dans la structure cristalline palpitait faiblement au rythme de son pouls. Son énergie était au plus bas.

À présent qu’il avait échappé aux canyons, le vieillard jeta un coup d’œil vers le ciel pour calculer sa position. Il avait encore une bonne distance à parcourir.

Des cailloux roulèrent le long d’une pente sur sa droite. Greshym s’arrêta, pencha la tête sur le côté et projeta ses perceptions. C’était Rukh qui revenait. Le gnome des souches bondissait de rocher en rocher, se mouvant avec l’agilité d’une chèvre sur ses sabots fourchus. Arrivé en bas, il tomba à genoux devant Greshym.

— M… maître…

— As-tu fait ce que je t’avais demandé ?

— O… oui, maître.

Rukh enfonça son visage porcin dans le sable grossier. Il leva ses griffes dégoulinantes de sang. Dans chacune de ses mains, il tenait un cœur encore chaud.

— Les enfants du chef de caravane ?

— Oui.

Greshym remarqua le sang séché sur le museau de la créature.

— Tu t’es nourri ? demanda-t-il sur un ton désapprobateur.

Rukh se prosterna encore plus bas.

— J’avais faim… très faim.

Greshym leva son bâton d’un air menaçant, puis se ravisa et le reposa avec un soupir. Il ne pouvait pas en vouloir au gnome. La traversée des Collines Effritées avait été longue et il leur restait encore beaucoup de chemin à faire.

Jetant un nouveau coup d’œil aux étoiles, le mage noir regretta de ne pas avoir pu se transporter instantanément auprès de sa cible. Quand il s’était téléporté depuis sa caverne de la Forêt Pétrifiée, il avait perçu le vortex d’énergie qui tourbillonnait près du Mur du Sud – et il avait deviné que dans l’ombre de celui-ci, il ferait mieux de limiter l’usage de sa magie au strict nécessaire. Il ne pouvait pas courir le risque d’attirer des regards indésirables dans sa direction.

Aussi avait-il passé la dernière demi-lune à crapahuter dans les étendues arides des Collines Effritées. Flanqué de son serviteur, il avait traversé à pied cette région brûlée par le soleil, ne libérant que d’infimes décharges de pouvoir pour tirer de l’eau de la roche alentour et apporter un peu de force à son corps décrépit.

Deux jours plus tôt, il était tombé sur un obstacle encore plus redoutable que ce paysage désolé : un champ de narcilierre. En projetant ses perceptions, il avait découvert que la plante infernale encerclait toute la région, telle une barrière protégeant l’abomination qui germait en son cœur. Parce qu’il refusait de tourner les talons, Greshym avait été forcé de lancer un sort de dissimulation sur Rukh et sur lui-même, afin de pouvoir passer sans se faire attaquer par les fleurs meurtrières. Utiliser une telle quantité de magie était risqué, mais il n’avait pas le choix – pas s’il voulait mener son entreprise à bien.

Par chance, rien ni personne n’avait remarqué le bref embrasement de son pouvoir. Peu de temps après avoir franchi la barrière végétale, Greshym était tombé sur une caravane de marchands de soie et de réfugiés qui portaient toutes leurs maigres possessions sur leur dos. Ils tentaient de fuir le Désert de Sable, mais le narcilierre les avait forcés à rebrousser chemin.

Greshym s’était volontiers joint à eux ; il avait accepté leur hospitalité et leur eau afin de préserver sa magie déclinante. Il avait voyagé confortablement avec la caravane pendant que Rukh suivait à une lieue.

En début d’après-midi, comme ils arrivaient en vue du désert proprement dit, le mage noir avait lancé un sort de sommeil sur ses nouveaux compagnons : il n’avait plus besoin d’eux. Avant de partir, il avait ordonné à Rukh de les tuer et de prélever le cœur des filles du chef de la caravane. Toutes deux étaient encore des enfants, vierges, intactes, gorgées du pouvoir qui précède toujours les premiers saignements.

— Assez rampé devant moi, Rukh, grogna Greshym. Lève les cœurs plus haut.

Les longues oreilles du gnome frémirent de soulagement. Il se redressa, le visage plein de sable, s’assit sur ses talons et tendit les deux macabres trophées à bout de bras.

Avec l’extrémité de son bâton, Greshym toucha l’un des cœurs, puis l’autre. Au contact de la pierre, les deux morceaux de chair inerte recommencèrent à battre et à projeter du sang dans le sable. Un gémissement lointain s’en éleva : les esprits des fillettes, toujours emprisonnés dans leurs cœurs, suppliaient pour qu’on les libère.

— Patience, mes petites… Patience.

Greshym baissa son bâton et, prenant appui dessus, se pencha vers les organes palpitants. Il en approcha ses lèvres et les embrassa avec délicatesse, tout en inspirant à pleins poumons. Aussitôt, il sentit l’esprit et l’énergie des enfants s’écouler en lui. La magie de leur féminité naissante se répandit dans ses veines et l’imprégna tandis que des cris d’horreur ténus emplissaient ses oreilles.

Lorsqu’il se redressa, Greshym se sentait vigoureux comme un jeune homme.

Dans les griffes du gnome des souches, les deux cœurs n’étaient plus que des morceaux de viande ridée et desséchée comme des grains de raisin au soleil. Grimaçant, Greshym essuya le sang sur sa bouche.

— Très rafraîchissant, chuchota-t-il avec délectation.

Il tapota le crâne à la texture de cuir de son serviteur et s’éloigna, son bâton à la main. Gorgé de magie toute fraîche, il savait que rien ne pourrait l’empêcher d’atteindre sa destination : Alcazar, siège de la guilde des assassins du désert. Dans ses couloirs dépourvus de fenêtres, il tendrait un piège à sa proie.

Alors qu’il s’enfonçait entre les dunes, Greshym s’adressa aux étoiles et au sable qui l’entourait :

— Je t’attendrai, Joach.

 

Joach se tenait à la proue de la Fureur de l’Aigle. Frissonnant, il resserra sa cape autour de ses épaules. Il se sentait nerveux. Il jeta un coup d’œil derrière lui, comme s’il s’attendait à voir un ennemi tapi en embuscade. Mais il n’y avait personne.

Dans le gréement, les marins el’phes escaladaient les mâts et manœuvraient les voiles. La silhouette argentée de Richald se découpait sur le pont arrière. Les mains levées, le seigneur el’phe conjurait la magie des vents pour propulser son navire au-dessus du champ meurtrier. Déjà, des bourrasques éparses tourbillonnaient autour de la Fureur de l’Aigle.

La tête de Kesla apparut au sommet de l’échelle.

— Sy-wen et Kast sont prêts. Tu veux les regarder partir ?

Incapable de faire taire son angoisse, Joach hocha la tête en silence. Il avait reçu le don des rêves prophétiques et, bien qu’éveillé, il ne pouvait se défaire d’un très mauvais pressentiment.

Il se dirigea vers l’échelle et descendit.

Sur le pont intermédiaire, Sy-wen et Kast se tenaient par la main. Le Sanguinaire paraissait totalement guéri et reposé. Il en aurait besoin. Sy-wen s’appuyait sur son bras. Tous deux allaient prendre un très gros risque pour faire franchir le champ de narcilierre au navire le plus rapidement possible.

En les rejoignant, Joach entendit Kast grommeler :

— Les vents puent comme s’il y avait de la fumée dans l’air.

Joach plissa les yeux. Le Sanguinaire éprouvait-il la même appréhension que lui ?

— Il n’est pas trop tard pour changer d’avis. Nous pouvons encore contourner le narcilierre, offrit-il.

Sy-wen secoua la tête.

— Non. Le champ s’étend jusqu’à l’horizon, au nord et au sud. Nous ne pouvons pas le contourner : nous sommes forcés de le traverser.

Kast étreignit la mer’ai qui se tenait à ses côtés.

— Elle a raison. Nous devons essayer.

Joach tendit la main pour serrer celle du Sanguinaire.

— Soyez prudents.

— Et rapides, ajouta Kesla.

— Ragnar’k ne m’a encore jamais déçue, répliqua Sy-wen. (Elle leva les yeux vers Kast.) Comment le pourrait-il, alors que deux cœurs aussi robustes battent en lui ?

Le Sanguinaire se pencha pour l’embrasser fougueusement sur la bouche. Ils s’enlacèrent. Les pieds de Sy-wen quittèrent le pont.

Joach se détourna pour leur accorder un peu d’intimité.

Puis Richald cria depuis le pont arrière :

— Les vents arrivent ! Il faut y aller !

Au-dessus de leurs têtes, les voiles claquèrent vigoureusement.

Sy-wen et Kast s’écartèrent l’un de l’autre, les yeux toujours flamboyants de passion.

— Tu es prêt ? demanda la mer’ai à son compagnon.

Celui-ci acquiesça.

Ils se dirigèrent ensemble vers le bastingage tribord. La lune et les étoiles nimbaient le paysage d’une lueur argentée qui en soulignait le moindre relief.

— Bonne chance, murmura Kesla.

Kast la remercia d’un signe de tête et roula des épaules pour se débarrasser de sa tunique. Une fois nu, il salua Joach du menton, prit Sy-wen dans ses bras et bascula dans le vide.

Joach se pencha par-dessus le bastingage pour les suivre du regard.

— Ils sont partis !

En réaction, le navire fit un bond en avant comme une bourrasque féroce gonflait ses voiles et le propulsait vers le champ de narcilierre. Déséquilibrée, Kesla tomba sur Joach. Le jeune homme la retint en passant son bras autour d’elle. Ensemble, ils scrutèrent l’obscurité sous la quille de la Fureur de l’Aigle.

Kast et Sy-wen avaient disparu.

 

Sy-wen s’accrocha à Kast de toutes ses forces tandis qu’ils dégringolaient dans la nuit vers le paysage accidenté en contrebas. Pour réussir, ils avaient besoin du plus d’élan possible. Les cheveux verts de la mer’ai ondulaient au-dessus de sa tête comme des serpents.

— Maintenant, Sy-wen ! hurla Kast.

Il avait parlé en collant sa bouche contre l’oreille de la jeune fille ; pourtant, le vent faillit emporter ses paroles avant que celle-ci les comprenne. Mais jamais elle n’aurait pu se méprendre à l’excitation contenue dans sa voix. Kast était bien un Sanguinaire ; il en avait le cœur et les appétits.

Lâchant son épaule, Sy-wen fit remonter sa main jusqu’au cou, puis à la joue de Kast. À l’instant où elle toucha le tatouage du Sanguinaire, le bout de ses doigts la picota. Kast se raidit sous elle, et ses bras la serrèrent plus fort. Alors, elle prononça les mots :

— J’ai besoin de toi.

La magie antique qui les liait s’embrasa. Autour de Sy-wen, le monde disparut dans un tourbillon rugissant. Une nuée d’énergie l’enveloppa. De la chair écailleuse écarta ses jambes, soutint son poids et ralentit sa chute. La mer’ai serra les cuisses pour ne pas tomber. Un battement de cœur plus tard, elle ne dégringolait plus dans le vide : elle chevauchait un grand dragon noir qui filait à une vitesse ahurissante.

— Liée ! claironna Ragnar’k pour annoncer son retour.

Malgré la tension, Sy-wen ne put s’empêcher de sourire. Dans la voix du dragon, elle percevait la même excitation que dans celle de Kast quelques instants plus tôt.

— Ne ralentis pas. Nous devons ouvrir un chemin à travers les fleurs brûlantes, ordonna-t-elle avant d’envoyer des instructions mentales plus précises à sa monture.

Ragnar’k ne dit rien, mais elle perçut sa confusion.

— La nuit, expliqua-t-elle, le narcilierre ne peut attaquer qu’une fois. Nous devons inciter les fleurs à déchaîner leur fureur sur nous pour permettre au navire de passer sans dommages dans notre sillage.

Ragnar’k plongea vers le champ de lierre, utilisant l’élan de leur chute pour augmenter sa vitesse.

— C’est dangereux. Risqué pour ma Liée.

— Je sais, mon brave compagnon. Mais, cette fois, nous ne nous laisserons pas prendre par surprise. Nous connaissons le danger. Nous devons être plus rapides, plus malins que notre adversaire. Tu dois voler comme tu n’as encore jamais volé !

L’équivalent d’un gloussement draconique emplit l’esprit de Sy-wen.

— Ma Liée a le cœur aussi gros que celui d’un dragon !

Sy-wen donna une tape sur le cou de Ragnar’k.

— Ce n’est pas du courage, le détrompa-t-elle. Simplement, je connais mon dragon. J’ai confiance en son cœur et ses ailes.

Le rire de Ragnar’k résonna derrière eux comme le dragon piquait vers les fleurs en décrivant une large courbe.

Sy-wen se coucha sur l’échine de sa monture et lui serra le cou très fort. Elle sentait la poussée du vent sous les ailes de Ragnar’k, la vitesse vertigineuse à laquelle le paysage défilait en contrebas. Mais elle n’éprouvait nulle peur : juste du ravissement. Car, outre les sentiments du dragon, elle partageait ceux de l’homme enfoui en Ragnar’k. Leurs trois esprits fusionnaient pour mieux se tendre vers le même but.

Alors, Sy-wen ajouta sa voix à celle du dragon et rugit son défi à la face du vent.

 

Depuis la proue de la Fureur de l’Aigle, Joach observa l’attaque flamboyante du narcilierre. Un quart de lieue devant le navire aérien, l’obscurité fut transpercée par des lances de lumière qui fusèrent vers le ciel – certaines à la verticale, d’autres en diagonale depuis les côtés. Elles étaient si brillantes que les regarder en face faisait mal aux yeux.

— Tu vois le dragon ? demanda-t-il en grimaçant.

Kesla se tenait à ses côtés, une longue-vue collée sur son œil droit.

— Je… je n’en suis pas sûre. J’ai aperçu un mouvement, l’étincelle d’un reflet, mais c’est allé trop vite pour que je puisse le suivre.

— Ça doit être eux, dit Joach.

— C’est aussi ce que je pense. (La jeune fille baissa son instrument.) En tout cas, la plante chasse quelque chose, c’est évident.

Sous les yeux de Joach, le jaillissement de rayons s’éloigna, s’enfonçant au cœur de la large vallée. Plus près, à la lisière du champ de fleurs, l’obscurité revint : le narcilierre avait dépensé toute son énergie pour attaquer le dragon.

Joach pivota à demi et leva un bras.

— Maintenant, Richald ! Tout droit !

Le seigneur el’phe se trouvait à la poupe du navire en compagnie de Hunt. Ce dernier agita la main pour signaler qu’il avait entendu, mais Richald ne réagit pas. Il se tenait très raide, la tête rejetée en arrière, des flots d’énergie crépitante cascadant le long de son corps, l’esprit perdu dans le vent.

À l’instant où Joach se demandait s’il devait réitérer son appel, les bourrasques forcirent autour du navire. Le gréement craqua et gémit sous la pression des voiles qui l’étiraient jusqu’à son extrême limite. La Fureur de l’Aigle accéléra ; sa proue se souleva un instant, puis retomba tandis qu’elle se stabilisait.

Joach pivota et agrippa le bastingage. Déjà, la quille du navire survolait les fleurs meurtrières. Le jeune homme attendit en retenant son souffle. Avaient-ils vu juste ? L’énergie du narcilierre était-elle bel et bien épuisée ? Pouvaient-ils passer sans danger ?

Joach leva les yeux. Le bouquet de rayons ardents s’éloignait de plus en plus. Le dragon volait toujours, paratonnerre mobile attirant à lui les foudres du narcilierre et laissant un chemin sûr derrière lui.

Joach reporta son attention sur le champ de fleurs en contrebas. Il se pencha par-dessus le bastingage pour mieux voir, mais aucune lueur ne trouait l’obscurité sous la quille du navire. Avec un long soupir de soulagement, il s’autorisa à espérer.

— Oh, non ! s’exclama Kesla près de lui.

Joach sursauta et se raidit.

— Regarde !

La jeune fille désigna les deux côtés du navire. Au loin, une faible lumière rampait vers eux – depuis le nord et le sud.

— Qu’est-ce que c’est ? s’inquiéta Joach.

Kesla lui tendit la longue-vue. Joach la braqua vers tribord. Magnifiée, la lueur diffuse se décomposait en un millier de serpents ardents qui se tortillaient sous les feuilles, convergeant vers la Fureur de l’Aigle.

— Tout le champ n’est qu’une seule plante, un immense organisme végétal. Ses tiges mobilisent l’énergie des fleurs encore chargées ; elles siphonnent leur pouvoir pour combler le vide créé par Ragnar’k, comme des racines qui propulseraient de l’eau vers les branches d’un arbre, expliqua Kesla.

L’estomac de Joach se noua.

— Mère d’en haut…

— Quand la lumière arrivera à notre niveau, les fleurs pourront attaquer une seconde fois. Nous serons pris au piège.

Joach laissa retomber la longue-vue et fit volte-face. Ils étaient déjà bien avancés au-dessus du champ ; il était trop tard pour faire demi-tour et battre en retraite.

Joach reporta son attention sur l’avant. Au loin, à travers le champ, le bouquet de lances lumineuses se fanait lentement. Sy-wen et Ragnar’k avaient dû atteindre l’autre côté. Le jeune homme estima la distance. Encore deux lieues au minimum. Il jeta un coup d’œil vers le nord, puis vers le sud. La lueur progressait rapidement. Elle les rattraperait avant qu’ils soient en sécurité.

Joach secoua la tête et s’écarta du bastingage.

— Où vas-tu ? hurla Kesla.

— Avertir Richald ! Il faut aller plus vite !

Plié en deux, Joach luttait contre les bourrasques qui soufflaient depuis la poupe.

— Laisse-moi faire !

Kesla s’élança comme si le vent n’existait pas. Ses pieds dansèrent avec légèreté et assurance sur le pont qui tanguait. En atteignant l’échelle du pont intermédiaire, elle fit signe à Joach de reculer vers la proue.

— Continue à surveiller !

Puis elle dévala les barreaux et disparut.

Un instant plus tard, Joach la vit filer à travers le pont intermédiaire et vers la poupe surélevée. Il la suivit des yeux, bouche bée. Non seulement elle était rapide, mais elle avait autant d’équilibre qu’une panthère. Capitulant, Joach laissa les bourrasques le repousser jusqu’à son poste d’observation, contre le bastingage.

Des deux côtés, les serpents brillants continuaient à ramper vers la Fureur de l’Aigle. Une fleur solitaire projeta un rayon lumineux à tribord. La décharge s’écrasa sur le flanc du navire. Malgré sa brillance, elle ne contenait pas assez d’énergie pour brûler. Mais bientôt, il y en aurait d’autres.

Tandis que la lumière s’avançait en contrebas, des piliers de lumière jaillirent vers le ciel, créant une forêt de troncs ardents. Sous les yeux de Joach, une multitude de fleurs s’embrasèrent.

 

Sy-wen guida son dragon vers un promontoire de grès au sommet plat. Ragnar’k se posa sur son perchoir avec un gros soupir de soulagement.

Comme il plantait ses griffes dans la pierre, Sy-wen se frotta le bras droit et frémit. Mais la brûlure cuisante persista. Elle jeta un coup d’œil à l’aile du dragon. Ragnar’k la tenait légèrement écartée de son flanc, tel un goéland qui a un os cassé. Le bord fumait encore, et une puanteur d’écailles calcinées flottait dans la nuit.

Dieu merci, le rayon n’avait fait que l’effleurer. Ils avaient eu de la chance de s’en tirer sans plus de dégâts. Le narcilierre s’était battu férocement ; il les avait traqués dans le ciel et attaqués sans relâche. Au fur et à mesure, il s’était adapté à leurs manœuvres évasives, et avait même fini par anticiper leurs esquives. Par chance pour eux, Sy-wen et Ragnar’k avaient atteint la lisière du champ avant que la plante passe maîtresse dans l’art de la chasse au dragon.

— Le bateau arrive, rapporta Ragnar’k.

Sy-wen pivota. De l’autre côté du champ, elle aperçut la Fureur de l’Aigle. Plus lent que le dragon, le navire subissait un feu nourri.

— Douce Mère…

Des lances de lumière fusèrent à travers l’obscurité. Sous les yeux de la mer’ai, une voile fut touchée et s’embrasa comme une torche couverte de poix.

— Il faut aller les aider ! s’exclama Sy-wen.

— Je ne… peux pas, ma Liée. (Ragnar’k essaya de tendre son aile, et la jeune fille sentit une lance de feu remonter le long de son propre bras.) C’est trop loin…

Sy-wen hoqueta de douleur. La blessure du dragon était plus grave qu’elle ne l’avait d’abord cru.

— Je t’ai déçue, ma Liée, se lamenta Ragnar’k comme si son cœur souffrait plus encore que son aile.

Sy-wen se pencha pour lui frotter le cou.

— Jamais, mon doux géant. Jamais.

Les yeux fixés sur le navire assailli, semblable à un nuage enflammé dans le ciel nocturne, elle pria pour ses passagers. C’était tout ce qu’elle pouvait faire.

Tandis que la Fureur de l’Aigle tanguait au-dessus des fleurs ardentes, Joach se précipita vers ses amis qui s’étaient rassemblés sur le pont arrière. Au-dessus d’eux, les marins sectionnèrent les drisses de la misaine, que le vent emporta. D’autres faisaient la chaîne dans le gréement ; ils se passaient des seaux d’eau avec lesquels ils arrosaient les bouts et le mât noirci.

Joach escalada l’échelle pour rejoindre ses compagnons. De la fumée commençait à s’élever partout à bord. De grandes traces brûlées balafraient les flancs du vaisseau. Se hissant de barreau en barreau, Joach cria à Hunt et à Richald :

— Il faut prendre de l’altitude ! Nous devons maintenir la coque entre les fleurs et nous !

— Richald essaie, répondit Hunt. Mais il est lié à son navire ; chaque nouveau coup l’affaiblit.

En s’approchant, Joach entendit le seigneur el’phe grogner. Son visage n’était plus qu’un masque de douleur. Kesla se tenait à côté de lui.

— Il faut trouver un moyen de l’aider, déclara-t-elle.

Joach scruta les cieux en quête d’une réponse. Il regrettait amèrement l’absence de sa sœur. La Fureur de l’Aigle avait besoin de la magie d’Elena. Feu glacial ou feu sor’cier aurait été bienvenu en ces circonstances – n’importe quel pouvoir, pourvu qu’il leur permette de combattre cette maudite plante !

Une explosion dévastatrice résonna derrière le jeune homme. Le navire se cabra, le jetant sur le pont. Joach se sentit rouler sur le côté. Une lance d’énergie venait de transpercer la Fureur de l’Aigle par le milieu. Comme elle allait se perdre dans le firmament, des morceaux de planches enflammés jaillirent dans son sillage et retombèrent en tourbillonnant. La grand-voile s’embrasa.

Deux des marins el’phes, pris dans la conflagration, dégringolèrent du gréement et passèrent par-dessus bord. Un autre, qui se tenait sur le pont, fut incinéré sur place. Son squelette calciné demeura debout l’espace d’un instant avant de s’effondrer.

Aussi vite qu’il avait frappé, le rayon lumineux s’évanouit. Les fleurs qui venaient de générer cette énergie brûlante avaient épuisé leurs réserves. Mais pour combien de temps ? Le narcilierre apprenait à coordonner ses efforts ; il devenait de plus en plus rusé et redoutable.

— Joach, aide-moi !

À moitié aveuglé par la radiance, le jeune homme pivota et vit que Kesla luttait pour soutenir Richald. L’horreur et la douleur creusaient les traits de l’el’phe.

— Mon navire…

Hunt s’était déjà relevé.

— Occupez-vous du capitaine, ordonna-t-il aux deux jeunes gens. Il faut éteindre le feu avant qu’il se propage !

Bondissant par-dessus la rambarde, il se laissa tomber sur le pont intermédiaire pour rejoindre les marins de moins en moins nombreux qui luttaient contre les flammes.

Joach rampa jusqu’à Richald et Kesla. Sous lui, le bateau agité de secousses perdait de l’altitude. Il empoigna l’épaule du seigneur el’phe.

— Continuez à vous battre ! le pressa-t-il. N’abandonnez pas !

— La Fureur… Je ne peux pas…

Joach aida Kesla à remettre Richald sur ses pieds.

— Si, vous pouvez. À moins d’être aussi dépourvu de substance que cet air sur lequel vous régnez. Prouvez votre valeur, prince du Sang !

Richald jeta un coup d’œil au jeune homme. Un éclair de colère traversa sa douleur et son désespoir.

— Votre navire n’est pas encore perdu ! le harangua Joach. Il vous reste des voiles ! Je croyais que vous étiez le cœur de la Fureur de l’Aigle ! Agissez en tant que tel ! Méric ne baisserait pas les bras aussi facilement ! Jamais il ne renoncerait pour pleurer comme un gamin !

La colère de Richald se mua en fureur orgueilleuse. Se dégageant de l’étreinte des deux jeunes gens, le prince el’phe foudroya Joach du regard, puis leva les yeux et les bras vers le ciel. Des décharges de magie élémentale crépitèrent le long de ses membres dressés.

Le vent forcit de nouveau, poussant la Fureur de l’Aigle vers le haut et vers l’avant. Attirées par le mouvement, de nouvelles lances de lumière fusèrent depuis le sol. De la fumée et des flammes encerclèrent le navire.

À bâbord, Joach vit plusieurs rayons se rejoindre et fusionner pour former un autre faisceau meurtrier. Le vaisseau ne pouvait pas encaisser une seconde attaque coordonnée. Il fallait faire quelque chose.

Joach se pencha par-dessus le bastingage. Les bourrasques fouettaient ses cheveux roux mi-longs. Comme il les plaquait en arrière d’une main, le jeune homme se redressa brusquement. Il venait d’avoir une idée. Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ?

Il pivota vers le seigneur el’phe.

— Richald ! Vous ne faites pas bon usage de votre vent ! Dirigez-le plutôt vers les fleurs ! Couchez-les pour les empêcher de nous attaquer !

Lentement, le regard vitreux de l’el’phe se focalisa sur lui.

Kesla se raidit.

— Douce Mère, il a raison ! Agité par le vent, le narcilierre ne pourra plus nous pister !

Trop fatigué pour parler, Richald se contenta d’acquiescer. Au-dessus de leurs têtes, les quelques voiles restantes s’affaissèrent légèrement comme le seigneur el’phe détournait une partie des bourrasques qui les gonflaient.

Joach reporta son attention du côté bâbord. Le fleuve de vent se scinda en deux, et une moitié de ses courants aériens se déversa sur le narcilierre. Comme le vent agitait ses pétales et secouait ses tiges, les rayons de lumière ardente s’éteignirent ainsi que la flamme de chandelles soufflées. Non loin de là, le faisceau en formation commença à se déliter.

— Ça marche ! hurla Kesla. Elles ne peuvent plus nous viser !

Joach se pencha par-dessus le bastingage pour scruter le terrain devant eux. Ils ne se trouvaient plus qu’à un quart de lieue du bord du champ. Autour d’eux, les lances d’énergie oscillaient et crachotaient. Avec un peu de chance, ils allaient s’en sortir.

La voix autoritaire et tonitruante de Hunt s’éleva depuis le pont intermédiaire :

— Reculez, tout le monde ! Ça ne sert à rien ! Le navire est perdu !

Concentré comme il l’était sur les fleurs, Joach en avait oublié la menace plus immédiate. En pivotant, il vit le grand mât se changer en torche et mettre le feu à une autre voile. Déjà, les flammes couraient le long du gréement ; les marins el’phes encore perchés dans celui-ci sautèrent pour se laisser tomber sur le pont.

Soudain, Hunt apparut en haut de l’échelle qui conduisait au pont arrière. Il portait la petite Sheeshon dans ses bras. Des traînées de suie maculaient son visage.

— Le feu a gagné les cales. Le navire est en train de brûler de l’intérieur. La Fureur de l’Aigle est fichue.

À ces mots, le vent retomba. Richald baissa les bras et s’affaissa.

— Nous ne pouvons pas gagner.

Joach s’approcha de lui et lui assena une gifle retentissante.

— Ne dites jamais ça !

Richald écarquilla les yeux. Il porta une main à sa lèvre fendue et ensanglantée. La colère embrasa son regard.

— Nul ne peut frapper…

— Faites voler ce navire, Richald ! hurla Joach. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ! Vous continuerez à diriger la Fureur de l’Aigle jusqu’à ce qu’elle se consume sous vos pieds !

Richald fit un pas menaçant vers lui.

— Assez ! Aboya Kesla, s’interposant entre eux. Utilisez votre colère pour alimenter le vent ! Nous avons presque franchi le narcilierre ! Nous ne sommes plus loin du sable !

— Il ne me reste qu’une voile.

— Alors, c’est le moment de prouver votre talent.

Richald regarda la jeune fille. Puis son visage se durcit. Il leva les bras, et le vent forcit de nouveau.

— Nous n’atteindrons jamais le sable.

— Mais ça ne peut pas faire de mal d’essayer, répliqua Kesla.

Une fumée de plus en plus épaisse bouillonnait autour d’eux. Tandis que le navire se traînait péniblement vers le salut, la chaleur de l’incendie se mua en brasier rugissant. Quelques lances de lumière pourchassaient encore la Fureur de l’Aigle, mais pour l’essentiel, les bourrasques maintenaient le narcilierre couché et incapable de réagir.

Personne ne disait rien. Tous retenaient leur souffle et s’accrochaient de toutes leurs forces.

Suffocant à demi, un bras replié sur le bas de son visage, Joach s’efforçait de voir au travers de la fumée. Soudain, le nuage noir se fendit. Sous la quille du navire apparut un paysage de canyons sombres et de mesas balayées par le sable. Le jeune homme se pencha en avant, clignant des yeux pour en chasser la fumée et les larmes.

Pas de tiges, pas de fleurs !

Il fit volte-face en hurlant :

— Nous avons franchi le narcilierre.

Tous les visages se tournèrent vers lui. Une lueur d’espoir passa dans les yeux de ses compagnons.

Puis il y eut une explosion. Une des écoutilles du pont intermédiaire fusa vers le haut. Des flammes jaillirent des entrailles de navire en rugissant comme un démon des enfers. Sous les pieds de Joach, la Fureur de l’Aigle trembla et s’inclina sur le côté. Le jeune homme se raccrocha au bastingage.

Derrière lui, il entendit Kesla aboyer :

— Ne craquez pas maintenant, Richald.

— Trop… faible, hoqueta le capitaine el’phe.

Le navire continua à s’incliner. Les jambes de Joach se dérobèrent sous lui. Il se raccrocha au bastingage, l’entourant de ses deux bras.

— Accrochez-vous ! Glapit Kesla.

La Fureur de l’Aigle piqua vers le sol telle une pierre enflammée tombant du ciel.

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